Le Prisonnier est mort
Il y a des rôles dont un acteur ne se débarrasse jamais. Des personnages qui lui collent à la peau, au point de lui voler son identité. Il est lui-même, mais il ne s’appartient plus tout à fait, il demeure à jamais celui qu’il a incarné. Peter Falk sera toujours Columbo, Mel Gibson sera toujours Mad Max et Patrick McGoohan sera toujours le Numéro Six, le prisonnier du Village. Il y a 20 ans de cela, après le tournage Des Ailes du Désir de Wim Wenders, Falk avouait dans une interview qu’il regrettait au fond d’avoir accepté le rôle de ce lieutenant de police vêtu d’un imperméable froissé et circulant dans une 403 décapotable et cabossée. Columbo, disait-il, lui avait permis de faire carrière et l’en avait empêché en même temps. Les producteurs d’Hollywood ne proposaient plus à Falk d’autres rôles, tant celui qu’il assumait le définissait entièrement.
“Je serai toujours un numéro”, avouait McGoohan, hésitant entre la joie d’avoir accompli le rêve qu’il nourrissait quand il bossait comme administrateur d’un petit théâtre de Sheffield et la tristesse de savoir qu’il passerait, un jour, à la postérité pour un unique rôle. Il n’y a pas d’ironie à se souvenir que McGoohan fut producteur exécutif et réalisateur de plusieurs épisodes de Columbo, qui lui valurent deux Emmy Awards. Il y a même une sorte de logique. Il apparut également aux côtés de Mel Gibson dans Braveheart en 1995. Il était le roi Edward Longshanks.
Né le 19 mars 1928 dans le quartier du Queens à New York où ses parents, fervents catholiques, avaient émigré avant de revenir en Irlande pour finalement s’installer à Londres, McGoohan est apparu dans une soixantaine de productions télévisées au cours d’une carrière longue d’un demi-siècle. Mais aucune ne lui a jamais offert la même reconnaissance que les 17 épisodes de cette série qui ne dura que le temps d’une saison (octobre 1967 – février 1968), cette série qu’il écrivit, dirigea et produisit pour en faire l’objet d’un culte toujours pratiqué 40 ans plus tard.
On a presque oublié qu’il fut aussi John Drake dans la mondialement célèbre série britannique Danger Man (Destination Danger) de 1960 à 1962, puis de 1964 à 1966. Il y jouait le rôle d’un agent secret plutôt débonnaire travaillant pour une cellule de l’Otan. Son passé et les détails de son existence restaient entourés de mystères.
Avant cela, McGoohan avait refusé d’incarner James Bond et Simon Templar (The Saint), deux rôles qui furent par la suite offerts à Roger Moore. Décision à peine croyable quand on y songe avec le recul, mais pas si étonnante que cela pour un homme libre. Ainsi, il refusa également le rôle de Gandalf dans Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson et celui du Dumbledor dans Harry Potter.
On en vient presque à croire qu’il existait une sorte de prédestination de cet acteur de théâtre pour le rôle de sa vie: The Prisoner. McGoohan y apparaissait comme un dandy à la mèche parfaitement peignée et élégante, au regard noir, méfiant, inquisiteur, un individu à la détermination inflexible et farouche. Il était un agent d’un service britannique non identifié, visiblement contraint à la démission comme cela est raconté dans les images accompagnant le générique d’introduction. Aucune explication supplémentaire n’est fournie, sinon qu’il est retiré du monde des hommes pour être enfermé dans une espèce de paradis totalitaire, Le Village, où il est désigné comme Numéro Six. D’un tempérament insoumis et velléitaire, le Numéro Six conteste immédiatement son internement. Il est alors en butte avec le Numéro Deux. Et le générique continuant de défiler, le dialogue donne ceci:
- “Where am I?”
- “In the Village.”
- “What do you want?”
- “Information.”
- “Whose side are you on?”
- “That would be telling…. We want information. Information! INFORMATION!”
- “You won’t get it.”
- “By hook or by crook, we will.”
- “Who are you?”
- “The new Number Two.”
- “Who is Number One?”
- “You are Number Six.”
- “I am not a number — I am a free man !”
- La séquence s’achève sur les rires du Numéro Deux.
Si le Village (situé au Pays de Galles) est entouré de multiples mystères, jamais totalement expliqués, le concept du lieu est éminemment clair : en pleine Guerre froide, il est une dénonciation de l’univers soviétique, où tout en apparence est destiné à faire le bonheur des occupants, mais dont il est impossible de s’échapper. Tout y est régi suivant des codes: vestimentaires, mais aussi sociaux, comme la manière de se saluer, geste futile et libre s’il en est. Quand les gens se quittent, ils se disent “Be seing you” et prennent congé en faisant un cercle à l’aide de leur pouce et de leur index et en le posant sur leur oeil. Le “logo” du Village est une sorte de grand bi stylisé, surmonté d’un petit auvent. Le système de surveillance y est particulièrement pregnant, avec notamment une salle de contrôle vidéo, des voitures de patrouille de type Mini Mokes décapotables et surtout une énorme boule blanche et rebondissante, capable de capturer les fuyards.
Toute la question de la série est évidemment de déterminer l’identité du Numéro Un, personnage qui n’apparaît jamais et dont on comprend peu à peu que l’existence n’a pas de réelle importance. Numéro Un est en réalité le concept du totalitarisme tel qu’il peut être détaillé par George Orwell dans 1984. Le Numéro Un n’est au fond que Big Brother.
Malgré sa courte durée de vie, l’influence de The Prisoner sur les séries télévisées fut immense, bien plus que put l’être, par exemple, The Avengers (Chapeau melon et bottes de cuir). Elle se fait encore sentir aujourd’hui, et l’on ne peut comprendre tout l’intérêt de Lost sans avoir une idée assez précise des us et coutumes du Village. Il y a une filiation parfaitement évidente entre les deux séries.
Les thèmes abordés par The Prisoner sont aussi complexes que nombreux, allant du vol d’identité, au contrôle mental en passant par l’hypnose, l’emploi de drogues hallucinogènes, la manipulation des rêves ou encore l’endoctrinement. Cela en fait une production à part, beaucoup plus difficile à appréhender et à classer que ses contemporaines, et beaucoup plus novatrice également.
Pour ajouter encore au mystère de la série, la manière dont elle fut arrêtée reste sujette à conjectures. Selon Robert Fairclough, auteur de The Prisoner: The Official Companion to the Classic TV Series, elle fut annulée malgré les très bons scores d’audience. McGoohan dut rédiger le dernier épisode en quelques jours. McGoohan affirma, dix ans plus tard, qu’au départ la série ne devait compter que sept épisodes et qu’il avait travaillé avec ses co-scénaristes jusqu’à tirer tout le parti possible de l’histoire en ajoutant dix chapitres supplémentaires. Le dernier épisode “Fall Out” (où tout doit être expliqué) fut l’objet de très nombreuses et très acerbes critiques de la part des fans, particulièrement déçus par la conclusion d’une histoire dont ils attendaient beaucoup plus. Il lui fut notamment reproché de se moquer des spectateurs, de ne pas les avoir pris au sérieux.
Très affecté par ce déchaînement, McGoohan quitta l’Angleterre avec sa femme Joan Drummond et leurs trois filles.
Evidemment, une telle série ne pouvait que provoquer des convoitises et l’une des Arlésiennes des séries TV est le remake qui doit être fait de The Prisoner, projet sans cesse repoussé et qui pourrait pourtant voir le jour si la petite chaîne AMC tient ses promesses. Bien sûr, cela ne sera pas la même chose, bien sûr cela ne sera pas l’original, mais conservons un brin de curiosité.
En 1977, dans une interview, McGoohan déclarait:
“I think progress is the biggest enemy on earth, apart from oneself… I think we’re gonna take good care of this planet shortly… there’s never been a weapon created yet on the face of the Earth that hadn’t been used…
…We’re run by the Pentagon, we’re run by Madison Avenue, we’re run by television, and as long as we accept those things and don’t revolt we’ll have to go along with the stream to the eventual avalanche… As long as we go out and buy stuff, we’re at their mercy. We’re at the mercy of the advertiser and of course there are certain things that we need, but a lot of the stuff that is bought is not needed…
…We all live in a little Village… Your village may be different from other people’s villages but we are all prisoners.”
Patrick McGoohan est mort à Santa Monica. Il allait avoir 81 ans.
Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur la série, il y a ce site et ce site.
Source LeMondeDesSéries (excellent blog sur les séries )